Frédéric Beigbeder, 99 francs
Здесь представлена только глава II этого произведения
Je me prénomme Octave et m'habille
chez APC. Je suis publicitaire : eh oui, je pollue l'univers. Je suis le type
qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous
n'aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait,
retouché sur PhotoShop. Images léchées, musiques dans le
vent. Quand, à force d'économies, vous réussirez à
vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j'ai shootée dans ma
dernière campagne, je l'aurai déjà démodée.
J'ai trois vogues d'avance, et m'arrange toujours pour que vous soyez
frustré. Le Glamour, c'est le pays où l'on n'arrive jamais. Je
vous drogue à la nouveauté, et l'avantage avec la
nouveauté, c'est qu'elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une
nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous
faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite
votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.
Votre souffrance dope le commerce. Dans
notre jargon, on l'a baptisée « la déception post-achat ». Il
vous faut d'urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il
vous en faut un autre. L'hédonisme n'est pas un humanisme : c'est du
cash-flow. Sa devise ? «Je dépense donc je suis. » Mais pour
créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur,
l'inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c'est vous.
Je passe ma vie à vous mentir et on
me récompense grassement. Je gagne 13 000 euros (sans compter les notes
de frais, la bagnole de fonction, les stockoptions et le golden parachute).
L'euro a été inventé pour rendre les salaires des riches
six fois moins indécents. Connaissez-vous beaucoup de mecs qui gagnent
13 K-euros à mon âge ? Je vous manipule et on me file la nouvelle
Mercedes SLK (avec son toit qui rentre automatiquement dans le coffre) ou
J'interromps vos films à la
télé pour imposer mes logos et on me paye des vacances à
Saint Barth' ou à Lamu ou à Phuket ou à Lascabanes
(Quercy). Je rabâche mes slogans dans vos magazines favoris et on m'offre
un mas provençal ou un château périgourdin ou une villa
corse ou une ferme ardéchoise ou un palais marocain ou un catamaran
antillais ou un yacht tropézien. Je Suis Partout. Vous ne m'échapperez
pas. Où que vous posiez les yeux, trône ma publicité. Je
vous interdis de vous ennuyer. Je vous empêche de penser. Le terrorisme
de la nouveauté me sert à vendre du vide. Demandez à
n'importe quel surfeur : pour tenir à la surface, il est indispensable
d'avoir un creux en dessous. Surfer, c'est glisser sur un trou béant
(les adeptes d'Internet le savent aussi bien que les champions de Lacanau). Je
décrète ce qui est Vrai, ce qui est Beau, ce qui est Bien. Je
caste les mannequins qui vous feront bander dans six mois. A force de les placarder,
vous les baptisez top-models; mes jeunes filles traumatiseront toute femme qui
a plus de 14 ans. Vous idolâtrez mes choix. Cet hiver, il faudra avoir
les seins plus hauts que les épaules et la foufoune
dépeuplée. Plus je joue avec votre subconscient, plus vous
m'obéissez. Si je vante un yaourt sur les murs de votre ville, je vous
garantis que vous allez l'acheter. Vous croyez que vous avez votre libre
arbitre, mais un jour ou l'autre, vous allez reconnaître mon produit dans
le rayonnage d'un supermarché, et vous l'achèterez, comme
ça, juste pour goûter, croyezmoi, je connais mon boulot.
Mmm, c'est si bon de
pénétrer votre cerveau. Je jouis dans votre
hémisphère droit. Votre désir ne vous appartient plus : je
vous impose le mien. Je vous défends de désirer au hasard. Votre
désir est le résultat d'un investissement qui se chiffre en
milliards d'euros. C'est moi qui décide aujourd'hui ce que vous allez
vouloir demain.
Tout cela ne me rend probablement pas
très sympathique à vos yeux. En général, quand on commence
un livre, il faut tâcher d'être attachant et tout, mais je ne veux
pas travestir la vérité : je ne suis pas un gentil narrateur. En
fait je serais plutôt du genre grosse crapule qui pourrit tout ce qu'il
touche. L'idéal serait que vous commenciez par me détester, avant
de détester aussi l'époque qui m'a créé.
N'est-il pas effarant de voir à
quel point tout le monde semble trouver normale cette situation ? Vous me
dégoûtez, minables esclaves soumis à mes moindres caprices.
Pourquoi m'avez-vous laissé devenir le Roi du Monde ? Je voudrais percer
ce mystère : comment, au sommet d'une époque cynique, la
publicité fut couronnée Impératrice. Jamais crétin
irresponsable n'a été aussi puissant que moi depuis deux mille
ans.
Je voudrais tout quitter, partir d'ici
avec le magot, en emmenant de la drogue et des putes sur une connerie
d'île déserte. (A longueur de journée, je regarderais
Soraya et Tamara se doigter en m'astiquant le jonc.) Mais je n'ai pas les
couilles de démissionner. C'est pourquoi j'écris ce livre. Mon
licenciement me permettra de fuir cette prison dorée. Je suis nuisible,
arrêtez- moi avant qu'il ne soit trop tard, par pitié ! Filezmoi
cent plaques et je déguerpis, promis-juré. Qu'y puis-je si
l'humanité a choisi de remplacer Dieu par des produits de grande
consommation?
Je souris parce que, si ça se
trouve, dès que ce livre sortira, au lieu d'être foutu à la
porte, je serai augmenté. Dans le monde que je vais vous décrire,
la critique est digérée, l'insolence encouragée, la
délation rémunérée, la diatribe organisée.
Bientôt on décernera le Nobel de
Pour réduire l'humanité en
esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la
persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l'homme
par l'homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au
contraire, il mise tout sur la liberté, c'est là sa plus grande
trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce
l'illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet
élégamment. Tout est permis, personne ne vient t'engueuler si tu
fous le bordel. Le système a atteint son but : même la
désobéissance est devenue une forme d'obéissance.
Nos destins brisés sont joliment
mis en page. Vousmême, qui lisez ce livre, je suis sûr que vous
vous dites : « Comme il est mignon, ce petit pubard qui crache dans la soupe,
allez, à la niche, tu es coincé ici comme les autres, tu paieras
tes impôts comme tout le monde. » Il n'y a aucun moyen d'en sortir. Tout
est verrouillé, le sourire aux lèvres. On vous bloque avec des
crédits à rembourser, des mensualités, des loyers à
payer. Vous avez des états d'âme? Des millions de chômeurs
dehors attendent que vous libériez la place. Vous pouvez
rouspéter autant que vous voulez, Churchill a déjà
répondu : il a dit « c'est le pire système à l'exception
de tous les autres ». Il ne nous a pas pris en traître. Il n'a pas dit le
meilleur système ; il a dit le pire.