Alexandre
Dumas, Les Trois Mousquetaires
L´audience
M. de
Tréville était pour le moment de fort méchante humeur;
néanmoins, il salua poliment le jeune homme, qui s'inclinait
jusqu'à terre, et il sourit en recevant son compliment, dont l'accent
béarnais lui rappela à la fois sa jeunesse et son pays, double
souvenir qui fait sourire l'homme à tous les âges. Mais se
rapprochant presque aussitôt de l'antichambre et faisant à
d'Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la permission d'en
finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela trois fois, en
grossissant la voix à chaque fois, de sorte qu'il parcourut tous les
tons intervallaires entre l'accent impératif et l'accent irrité :
- Athos ! Porthos
! Aramis !
Les deux
mousquetaires avec lesquels nous avons déjà fait connaissance, et
qui répondaient aux deux derniers de ces trois noms, quittèrent
aussitôt les groupes dont ils faisaient partie, et s'avancèrent
vers le cabinet, dont la porte se referma derrière eux dès qu'ils
en eurent franchi le seuil. Leur contenance, bien qu'elle ne fût pas tout
à fait tranquille, excita cependant, par son laisser-aller à la
fois plein de dignité et de soumission, l'admiration de d'Artagnan, qui
voyait dans ces hommes des demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien
armé de toutes ses foudres.
Quand les deux
mousquetaires furent entrés, quand la porte fut refermée
derrière eux, quand le murmure bourdonnant de l'antichambre, auquel
l'appel qui venait d'être fait avait sans doute donné un nouvel
aliment, eut recommencé ; quand enfin M. de Tréville eut trois ou
quatre fois arpenté, silencieux et le sourcil froncé, toute la
longueur de son cabinet, passant chaque fois devant Porthos et Aramis, raides et
muets comme à la parade, il s'arrêta tout à coup en face
d'eux, et les couvrant des pieds à la tête d'un regard
irrité :
- Savez-vous ce
que m'a dit le roi, s'écria-t-il, et cela pas plus tard qu'hier au soir
; le savez-vous, messieurs ?
- Non,
répondirent après un instant de silence les deux mousquetaires ;
non, monsieur, nous l'ignorons.
- Mais
j'espère que vous nous ferez l'honneur de nous le dire, ajouta Aramis de
son ton le plus poli et avec la plus gracieuse révérence.
- Il m'a dit
qu'il recruterait désormais ses mousquetaires parmi les gardes de M. le
cardinal !
- Parmi les
gardes de M. le cardinal ! Et pourquoi cela ? demanda vivement Porthos.
- Parce qu'il
voyait bien que sa piquette avait besoin d'être ragaillardie par un
mélange de bon vin.
Les deux
mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux. D'Artagnan ne savait où
il en était et eût voulu être à cent pieds sous
terre.
- Oui, oui,
continua M. de Tréville en s'animant, et Sa Majesté avait raison,
car, sur mon honneur, il est vrai que les mousquetaires font triste figure
à la cour. M. le cardinal racontait hier au jeu du roi, avec un air de
condoléances qui me déplut fort, qu'avant-hier ces damnés
mousquetaires, ces diables à quatre, il appuyait sur ces mots avec un
accent ironique qui me déplut encore davantage ; ces pourfendeurs,
ajoutait-il en me regardant de son oeil de chat-tigre, s'étaient
attardés rue Férou, dans un cabaret, et qu'une ronde de ses
gardes, j'ai cru qu'il allait me rire au nez, avait été
forcée d'arrêter les perturbateurs. Morbleu ! vous devez en savoir
quelque chose ! Arrêter des mousquetaires ! Vous en étiez, vous
autres, ne vous en défendez pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous
a nommés. Voilà bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est moi
qui choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable m'avez-vous
demandé la casaque, quand vous alliez être si bien sous la soutane
? Voyons, vous, Porthos, n'avez-vous un si beau baudrier d'or que pour y
suspendre une épée de paille ? Et Athos ! je ne vois pas Athos.
Où est-il ?
- Monsieur,
répondit tristement Aramis, il est malade, fort malade.
- Malade, fort
malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?
- On craint que
ce ne soit de la petite vérole, monsieur, répondit Porthos
voulant mêler à son tour un mot à la conversation, ce qui
serait fâcheux, car très certainement cela gâterait son
visage.
- De la petite
vérole ! Voilà encore une glorieuse histoire que vous me contez
là, Porthos ! Malade de la petite vérole à son âge ?
Non pas !... mais blessé sans doute, tué peut-être. Ah ! si
je le savais !... Sangdieu ! messieurs les mousquetaires, je n'entends pas que
l'on hante ainsi les mauvais lieux, qu'on se prenne de querelle dans la rue et
qu'on joue de l'épée dans les carrefours. Je ne veux pas enfin
qu'on prête à rire aux gardes de M. le cardinal, qui sont de
braves gens, tranquilles, adroits, qui ne se mettent jamais dans le cas
d'être arrêtés, et qui d'ailleurs ne se laisseraient pas
arrêter, eux ! – j'en suis sûr. Ils aimeraient mieux mourir sur la
place que de faire un pas en arrière. Se sauver, détaler, fuir,
c'est bon pour les mousquetaires du roi, cela !
Porthos et Aramis
frémissaient de rage. Ils auraient volontiers étranglé M.
de Tréville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas senti que
c'était le grand amour qu'il leur portait qui le faisait leur parler
ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient les lèvres jusqu'au
sang et serraient de toute leur force la garde de leur épée.
Au-dehors on avait entendu appeler, comme nous l'avons dit, Athos, Porthos et
Aramis, et l'on avait deviné, à l'accent de la voix de M. de
Tréville, qu'il était parfaitement en colère. Dix
têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie et
pâlissaient de fureur, car leurs oreilles collées à la
porte ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs
bouches répétaient au fur et à mesure les paroles
insultantes du capitaine à toute la population de l'antichambre. En un
instant, depuis la porte du cabinet jusqu'à la porte de la rue, tout
l'hôtel fut en ébullition.
- Ah ! les
mousquetaires du roi se font arrêter par les gardes de M. le cardinal,
continua M. de Tréville aussi furieux à l'intérieur que
ses soldats, mais saccadant ses paroles et les plongeant une à une pour
ainsi dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses
auditeurs. Ah ! six gardes de Son Eminence arrêtent six mousquetaires de
Sa Majesté ! Morbleu ! j'ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre
; je donne ma démission de capitaine des mousquetaires du roi pour
demander une lieutenance dans les gardes du cardinal, et s'il me refuse,
morbleu ! je me fais abbé.
A ces paroles, le
murmure de l'extérieur devint une explosion : partout on n'entendait que
jurons et blasphèmes. Les morbleu ! les sangdieu ! les morts de tous les
diables ! se croisaient dans l'air. D'Artagnan cherchait une tapisserie
derrière laquelle se cacher, et se sentait une envie
démesurée de se fourrer sous la table.
- Eh bien ! mon
capitaine, dit Porthos hors de lui, la vérité est que nous
étions six contre six, mais nous avons été pris en
traître, et, avant que nous eussions eu le temps de tirer nos
épées, deux d'entre nous étaient tombés morts, et
Athos, blessé grièvement, ne valait guère mieux. Car vous
le connaissez, Athos ; eh bien ! capitaine, il a essayé de se relever
deux fois, et il est retombé deux fois. Cependant, nous ne nous sommes
pas rendus, non ! l'on nous a entraînés de force. En chemin nous
nous sommes sauvés. Quant à Athos, on l'avait cru mort et on l'a
laissé bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant pas
qu'il valût la peine d'être emporté. Voilà
l'histoire. Que diable, capitaine ! on ne gagne pas toutes les batailles. Le
grand Pompée a perdu celle de Pharsale, et le roi François Ier,
qui, à ce que j'ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.
- Et j'ai
l'honneur de vous assurer que j'en ai tué un avec sa propre
épée, dit Aramis, car la mienne s'est brisée à la
première parade. Tué ou poignardé, monsieur, comme il vous
sera agréable.
- Je ne savais
pas cela, reprit M. de Tréville d'un ton un peu radouci. M. le cardinal
avait exagéré, à ce que je vois.
- Mais, de
grâce, monsieur, continua Aramis, qui, voyant son capitaine s'apaiser,
osait hasarder une prière, de grâce, monsieur, ne dites pas qu'Athos
lui-même est blessé : il serait au désespoir que cela
parvînt aux oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves,
attendu qu'après avoir traversé l'épaule elle
pénètre dans la poitrine, il serait à craindre..
Au même instant la portière se souleva, et une tête noble et
belle, mais affreusement pâle, parut sous la frange.
- Athos !
s'écrièrent les deux mousquetaires.
- Athos !
répéta M. de Tréville lui-même.
- Vous m'avez
mandé, monsieur, dit Athos à M. de Tréville d'une voix
affaiblie mais parfaitement calme, vous m'avez demandé, à ce que
m'ont dit nos camarades, et je m'empresse de me rendre à vos ordres ;
voilà, monsieur, que me voulez-vous ?
Et à ces
mots le mousquetaire, en tenue irréprochable, sanglé comme de
coutume, entra d'un pas ferme dans le cabinet. M. de Tréville,
ému jusqu'au fond du coeur de cette preuve de courage, se
précipita vers lui.
- J'étais
en train de dire à ces messieurs, ajouta-t-il, que je défends
à mes mousquetaires d'exposer leurs jours sans nécessité,
car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses
mousquetaires sont les plus braves gens de la terre. Votre main, Athos.
Et sans attendre
que le nouveau venu répondît de lui-même à cette
preuve d'affection, M. de Tréville lui saisissait la main droite et la
serrait de toutes ses forces, sans s'apercevoir qu'Athos, quel que fût
son empire sur lui- même, laissait échapper un mouvement de
douleur et pâlissait encore, ce que l'on aurait pu croire impossible.
La porte
était restée entrouverte, tant l'arrivée d'Athos, dont,
malgré le secret gardé, la blessure était connue de tous,
avait produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers
mots du capitaine, et deux ou trois têtes, entraînées par
l'enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la tapisserie. Sans doute M.
de Tréville allait réprimer par de vives paroles cette infraction
aux lois de l'étiquette, lorsqu'il sentit tout à coup la main
d'Athos se crisper dans la sienne, et qu'en portant les yeux sur lui, il
s'aperçut qu'il allait s'évanouir. Au même instant, Athos,
qui avait rassemblé toutes ses forces pour lutter contre la douleur,
vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s'il fût mort.
- Un chirurgien !
cria M. de Tréville. Le mien, celui du roi, le meilleur ! Un chirurgien
! ou, sangdieu ! mon brave Athos va trépasser.
Aux cris de M. de
Tréville, tout le monde se précipita dans son cabinet sans qu'il
songeât à en fermer la porte à personne, chacun
s'empressant autour du blessé. Mais tout cet empressement eût
été inutile si le docteur demandé ne se fût
trouvé dans l'hôtel même ; il fendit la foule, s'approcha
d'Athos toujours évanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement
le gênaient fort, il demanda comme première chose et comme la plus
urgente que le mousquetaire fût emporté dans une chambre voisine.
Aussitôt M. de Tréville ouvrit une porte et montra le chemin
à Porthos et à Aramis, qui emportèrent leur camarade dans
leurs bras. Derrière ce groupe marchait le chirurgien, et
derrière le chirurgien la porte se referma.
Alors le cabinet
de M. de Tréville, ce lieu ordinairement si respecté, devint
momentanément une succursale de l'antichambre. Chacun discourait,
pérorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses
gardes à tous les diables.
Un instant
après, Porthos et Aramis rentrèrent ; le chirurgien et M. de
Tréville seuls étaient restés près du
blessé.
Enfin M. de
Tréville rentra à son tour. Le blessé avait repris
connaissance ; le chirurgien déclarait que l'état du mousquetaire
n'avait rien qui pût inquiéter ses amis, sa faiblesse ayant
été purement et simplement occasionnée par la perte de son
sang.
Puis, M. de
Tréville fit un signe de la main, et chacun se retira, excepté
d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait audience, et qui, avec sa
ténacité de Gascon, était demeuré à la
même place.
Lorsque tout le
monde fut sorti et que la porte fut refermée, M. de Tréville se
retourna et se trouva seul avec le jeune homme. L'événement qui
venait d'arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idées.
Il s'informa de ce que lui voulait l'obstiné solliciteur. D'Artagnan
alors se nomma, et M. de Tréville, se rappelant d'un seul coup tous ses
souvenirs du présent et du passé, se trouva au courant de sa
situation.
- Pardon, lui dit-il
en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais je vous avais parfaitement
oublié. Que voulez-vous ! un capitaine n'est rien qu'un père de
famille chargé d'une plus grande responsabilité qu'un père
de famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je tiens
à ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient
exécutés...
D'Artagnan ne put
dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de Tréville jugea qu'il n'avait
point affaire à un sot, et venant droit au fait, tout en changeant de
conversation :
- J'ai beaucoup
aimé M. votre père, dit-il. Que puis-je faire pour son fils ?
Hâtez-vous, mon temps n'est pas à moi.
- Monsieur, dit
d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici je me proposais de vous
demander, en souvenir de cette amitié dont vous n'avez pas perdu
mémoire, une casaque de mousquetaire ; mais après tout ce que je
vois depuis deux heures, je comprends qu'une telle faveur serait énorme,
et je tremble de ne point la mériter.
- C'est une
faveur en effet, jeune homme, répondit M. de Tréville ; mais elle
peut ne pas être si fort au-dessus de vous que vous le croyez ou que vous
avez l'air de le croire. Toutefois, une décision de Sa Majesté a
prévu le cas ; et je vous annonce avec regret qu'on ne reçoit
personne mousquetaire avant l'épreuve préalable de quelques
campagnes, de certaines actions d'éclat, ou d'un service de deux ans
dans quelque autre régiment moins favorisé que le nôtre.
D'Artagnan
s'inclina sans rien répondre. Il se sentait encore plus avide d'endosser
l'uniforme de mousquetaire depuis qu'il y avait de si grandes
difficultés à l'obtenir.
- Mais, continua
Tréville en fixant sur son compagnon un regard si perçant qu'on
eût dit qu'il voulait lire jusqu'au fond de son coeur ; mais, en faveur
de votre père, mon ancien compagnon, comme je vous l'ai dit, je veux
faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de Béarn ne sont
ordinairement pas riches, et je doute que les choses aient fort changé
de face depuis mon départ de la province. Vous ne devez donc pas avoir
de trop, pour vivre, de l'argent que vous avez apporté avec vous.
D'Artagnan se
redressa d'un air fier qui voulait dire qu'il ne demandait l'aumône
à personne.
- C'est bien,
jeune homme, c'est bien, continua Tréville, je connais ces
airs-là ; je suis venu à Paris avec quatre écus dans ma
poche et je me serais battu avec quiconque m'aurait dit que je n'étais
pas en état d'acheter le Louvre.
D'Artagnan se
redressa de plus en plus ; grâce à la vente de son cheval, il
commençait sa carrière avec quatre écus de plus que M. de
Tréville n'avait commencé la sienne.
- Vous devez
donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous avez, si forte que soit
cette somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les
exercices qui conviennent à un gentilhomme. J'écrirai dès
aujourd'hui une lettre au directeur de l'Académie royale, et dès
demain il vous recevra sans rétribution aucune. Ne refusez pas cette
petite douceur. Nos gentilshommes les mieux nés et les plus riches la
sollicitent quelquefois sans pouvoir l'obtenir. Vous apprendrez le
manège du cheval, l'escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes
connaissances, et de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire
où vous en êtes et si je puis faire quelque chose pour vous.
D'Artagnan, tout
étranger qu'il était encore aux façons de cour,
s'aperçut de la froideur de cet accueil.
- Hélas !
monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation que mon
père m'avait remise pour vous me fait défaut aujourd'hui !
- En effet,
répondit M. de Tréville, je m'étonne que vous ayez
entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligé, notre seule
ressource, à nous autres Béarnais.
- Je l'avais,
monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s'écria d'Artagnan, mais on me
l'a perfidement dérobé.
Et il raconta
toute la scène de Meung, dépeignit le gentilhomme inconnu dans
ses moindres détails, le tout avec une chaleur, une vérité
qui charmèrent M. de Tréville.
- Voilà
qui est étrange, dit ce dernier en méditant ; vous aviez donc parlé
de moi tout haut ?
- Oui, monsieur,
sans doute j'avais commis cette imprudence ; que voulez- vous, un nom comme le
votre devait me sentir de bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent
à couvert !
La flatterie
était fort de mise alors, et M. de Tréville aimait l'encens comme
un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s'empêcher de sourire avec
une visible satisfaction, mais ce sourire s'effaça bientôt, et
revenant de lui-même à l'aventure de Meung :
- Dites-moi,
continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une légère cicatrice
à la joue ?
- Oui, comme le
ferait l'éraflure d'une balle.
-
N'était-ce pas un homme de belle mine ?
- Oui.
- De haute taille
?
- Oui.
- Pâle de
teint et brun de poil ?
- Oui, oui, c'est
cela. Comment se fait-il, monsieur, que vous connaissiez cet homme ? Ah ! si
jamais je le retrouve, et je le retrouverai, je vous le jure, fût-ce en
enfer...
- Il attendait
une femme ? continua Tréville.
- Il est du moins
parti après avoir causé un instant avec celle qu'il attendait.
- Vous ne savez
pas quel était le sujet de leur conversation ?
- Il lui
remettait une boîte, lui disait que cette boîte contenait ses
instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir qu'à Londres.
- Cette femme
était Anglaise ?
- Il l'appelait Milady.
- C'est lui !
murmura Tréville, c'est lui ! Je le croyais encore à Bruxelles !
- Oh ! monsieur,
si vous savez quel est cet homme, s'écria d'Artagnan, indiquez-moi qui
il est et d'où il est, puis je vous tiens quitte de tout, même de
votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant toute
chose je veux me venger.
- Gardez-vous-en
bien, jeune homme, s'écria Tréville : si vous le voyez venir, au
contraire, d'un côté de la rue, passez de l'autre ! Ne vous
heurtez pas à un pareil rocher : il vous briserait comme un verre.
- Cela
n'empêche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le retrouve...
- En attendant,
reprit Tréville, ne le cherchez pas, si j'ai un conseil à vous
donner.
Tout à
coup Tréville s'arrêta, frappé d'un soupçon subit.
Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet
homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait dérobé la
lettre de son père, cette haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ?
ce jeune homme n'était-il pas envoyé par Son Eminence ? ne
venait-il pas pour lui tendre quelque piège ? ce prétendu
d'Artagnan n'était-il pas un émissaire du cardinal qu'on
cherchait à introduire dans sa maison, et qu'on avait placé
près de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard,
comme cela s'était mille fois pratiqué ? Il regarda d'Artagnan
plus fixement encore cette seconde fois que la première. Il fut
médiocrement rassuré par l'aspect de cette physionomie
pétillante d'esprit astucieux et d'humilité affectée.
« Je sais bien qu'il
est Gascon, pensa-t-il ; mais il peut l'être aussi bien pour le cardinal
que pour moi. Voyons, éprouvons-le. »
- Mon ami, lui
dit-il lentement. je veux, comme au fils de mon ancien ami, car je tiens pour
vraie l'histoire de cette lettre perdue, je veux, dis-je, pour réparer
la froideur que vous avez d'abord remarquée dans mon accueil, vous
découvrir les secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les
meilleurs amis ; leurs apparents démêlés ne sont que pour
tromper les sots. Je ne prétends pas qu'un compatriote, un joli
cavalier, un brave garçon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces
feintises, et donne comme un niais dans le panneau, à la suite de tant
d'autres qui s'y sont perdus. Songez bien que je suis dévoué
à ces deux maîtres tout-puissants, et que jamais mes
démarches sérieuses n'auront d'autre but que le service du roi et
celui de M. le cardinal, un des plus illustres génies que
Tréville
se disait à part lui :
« Si le cardinal
m'a dépêché ce jeune renard, il n'aura certes pas
manqué, lui qui sait à quel point je l'exècre, de dire
à son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire
pis que pendre de lui ; aussi, malgré mes protestations, le rusé
compère va-t-il me répondre bien certainement qu'il a l'Eminence
en horreur. »
Il en fut tout
autrement que s'y attendait Tréville, d'Artagnan répondit avec la
plus grande simplicité :
- Monsieur,
j'arrive à Paris avec des intentions toutes semblables. Mon père
m'a recommandé de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de
vous, qu'il tient pour les trois premiers de France.
D'Artagnan
ajoutait M. de Tréville aux deux autres, comme on peut s'en apercevoir ;
mais il pensait que cette adjonction ne devait rien gâter.
- J'ai donc la
plus grande vénération pour M. le cardinal, continua-t-il, et le
plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour moi, monsieur, si vous me
parlez, comme vous le dites, avec franchise ; car alors vous me ferez l'honneur
d'estimer cette ressemblance de goût ; mais si vous avez eu quelque
défiance, bien naturelle d'ailleurs, je sens que je me perds en disant
la vérité ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de
m'estimer, et c'est à quoi je tiens plus qu'à toute chose au
monde.
M. de
Tréville fut surpris au dernier point. Tant de
pénétration, tant de franchise enfin, causait de l'admiration,
mais ne levait pas entièrement ses doutes : plus ce jeune homme
était supérieur aux autres jeunes gens, plus il était
à redouter s'il se trompait. Néanmoins il serra la main à
d'Artagnan, et lui dit :
- Vous êtes
un honnête garçon, mais dans ce moment je ne puis faire que ce que
je vous ai offert tout à l'heure. Mon hôtel vous sera toujours
ouvert. Plus tard, pouvant me demander à toute heure et par
conséquent saisir toutes les occasions, vous obtiendrez probablement ce
que vous désirez obtenir.
-
C'est-à-dire, monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez que je m'en
sois rendu digne. Eh bien ! soyez tranquille, ajouta-t-il avec la
familiarité du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps.
Et il salua pour
se retirer, comme si désormais le reste le regardait.
- Mais attendez
donc, dit M. de Tréville en l'arrêtant, je vous ai promis une
lettre pour le directeur de l'Académie. Etes-vous trop fier pour
l'accepter, mon jeune gentilhomme ?
- Non, monsieur,
dit d'Artagnan ; je vous réponds qu'il n'en sera pas de celle-ci comme
de l'autre. Je la garderai si bien, qu'elle arrivera, je vous le jure, à
son adresse, et malheur à celui qui tenterait de me l'enlever !
M. de
Tréville sourit à cette fanfaronnade ; et laissant son jeune
compatriote dans l'embrasure de la fenêtre où ils se trouvaient et
où ils avaient causé ensemble, il alla s'asseoir à une
table et se mit à écrire la lettre de recommandation promise.
Pendant ce temps, d'Artagnan, qui n'avait rien de mieux à faire, se mit
à battre une marche contre les carreaux, regardant les mousquetaires qui
s'en allaient les uns après les autres, et les suivant du regard
jusqu'à ce qu'ils eussent disparu au tournant de la rue.
M. de
Tréville, après avoir écrit la lettre, la cacheta, et, se
levant, s'approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au moment
même où d'Artagnan étendait la main pour la recevoir, M. de
Tréville fut bien étonné de voir son protégé
faire un soubresaut, rougir de colère et s'élancer hors du
cabinet en criant :
- Ah ! sangdieu !
il ne m'échappera pas, cette fois.
- Et qui cela ?
demanda M. de Tréville.
- Lui, mon voleur
! répondit d'Artagnan. Ah ! traître !
Et il disparut.
- Diable de fou !
murmura M. de Tréville. A moins toutefois, ajouta-t-il, que ce ne soit
une manière adroite de s'esquiver, en voyant qu'il a manqué son
coup.